Allongé dans l’herbe, les mains posées dessous sa nuque, Martin, par cette belle nuit d’été, regarde le ciel et ses étoiles. Elles sont si belles et la nuit est si douce aux flancs de ces montagnes. Un léger souffle de vent fait ondoyer le tapis de verdure dans lequel se reposent les brebis.
Seul, de temps à autres, un son de cloche révèle que tout le troupeau n’est pas endormi.
A quelque pas à peine, une autre silhouette est allongée aussi. C’est celle du vieil Emilien, qui, une brindille entre les lèvres, cherche comme chaque nuit depuis des années, à comprendre les secrets de la voie lactée.
A ses côtés, se tient César, un vieux border coolie, qui lui, ne se permet pas de rêvasser. Son souffle est court et ses sens sont aux aguets. Il est sur ses gardes comme toutes les nuits. Avec un tel gardien, le troupeau peut dans l’insouciance, passer les heures qui le séparent de l’aube.
Emilien sait qu’avec son vieux compagnon il peut dormir tranquille, et c’est sans même s’en rendre compte que ses paupières délaissent encore pour cette nuit les astres et leurs mystères.
Martin, quand à lui, dort déjà paisiblement. Quelques mouvements discrets, trahissent les rêves de cet orphelin de dix-sept ans. Il ne se trouve déjà plus dans la montagne, il est à de centaines de kilomètres de là. Il se promène dans des rues aux enseignes lumineuses plus brillantes que ses étoiles, il y croise des gents vêtus de beaux habits, lui-même a abandonné ses frusques pour une tenue à la mode et ses godillons ont cédé la place à de beaux souliers vernis.
Martin avait à peine treize ans à la mort de ses parents, ils avaient péris lors d’une avalanche qui avait tout emporté sur son passage. Lui, par chance se trouvait en pension à ce moment car son père voulait qu’il ait une bonne instruction, pour que plus tard il puisse choisir et non se voir imposer la vie qu’il mènerait.
Mais après le drame, il se retrouva seul au monde et il aurait rejoint l’orphelinat si son vieil oncle Emilien ne l’avait pas recueilli.
Depuis, il est devenu berger car Emilien ne pouvait pas lui offrir l’éducation dont auraient voulu ses parents. Mais Martin en secret, rêvait de devenir quelqu’un. De ces hommes dont il voyait les photos dans les journaux, dont il devinait la vie faite de belles maisons, de jolies voitures, de popularité. Car là était bien son problème, ici il n’était personne.
Les premiers rayons du soleil, vinrent avertir nos dormeurs qu’une nouvelle journée de marche dans les alpages les attendait.
César, comme à son habitude était le premier à troubler la quiétude de la nuit écoulée.
Du bout de sa truffe, il alla renifler la joue d’Emilien qui se leva en marmonnant quelques mots incompréhensibles… Sauf pour César qui lui avait tout compris et s’était reculé pour ne pas trop se faire remarquer car il savait que le vieux berger ne s’était jamais réveillé de bonne humeur.
Mais une heure plus tard, tous trois étaient fins prêts à reprendre le chemin d’autres pâturages.
Au bout de plusieurs heures de marche, martin siffla César pour qu’il rassemble le troupeau.
Le soleil était déjà haut dans le ciel et les estomacs criaient famine.
Martin profita de la halte pour entamer discrètement une conversation avec son oncle.
Il savait que le moment était venu de lui avouer qu’il ne tenait pas à passer sa vie derrière les troupeaux.
« Oncle Emilien, » lui dit il ! « Que connais-tu exactement de la ville » ?
« Pourquoi tu me demandes ça fiston ? »
« Et bien voilà ! Tous les bergers que je connais conduisent seuls, leur troupeau et malgré tout, ils ne sont pas bien riches ! Et nous, nous sommes deux à faire le travail d’une seule personne. Tu ne crois pas que si je trouvais du travail en ville je pourrais t’aider pour l’argent ? »
Emilien finit de mâcher le morceau de pain qu’il avait en bouche, se grata le crâne et avala.
« C’est vrai que nous ne sommes pas bien riches et que comme mon frère avait tout dépensé pour tes études, il ne t’a pas laissé grand-chose. Mais pourquoi tu voudrais aller gagner ta vie en ville ? Tu as rencontré une jeune fille du village et tu voudrais mettre un peu de sous de côté pour le cas où ? »
« Non ce n’est pas ça ! » répondit Martin. « Mais je pense que je serais plus utile à travailler en bas que de te suivre ici. »
Martin avait bien manœuvré finalement car au terme de la conversation, le vieux berger finit par accepter qu’au retour à la vallée, son neveu fasse son balluchon et s’en aille pour la ville.
Et c’est ainsi que Martin put enfin se mettre à croire que son rêve finirait par se réaliser.
Arrivé à la ville, Martin ne savait par où commencer ! Tout était si beau, tout était si grand, qu’il se sentait l’âme d’un conquérant et rien ne lui semblait impossible.
Alors, il se mit en quête d’un travail et on le prit comme commis de cuisine dans un grand restaurant. Ce travaille n’était pas bien gratifiant, car de la plonge à la serpillière et de la serpillière à la plonge, son univers était plutôt restreint. Mais il ne se découragea pas. C’était un bon début pensait-il.
Comme il était de nature aimable, il eut vite fait de se faire des amis et chacun accepta de lui en apprendre un peu plus chaque jour.
Au bout de six mois, il travaillait en salle et se voyait croisant ces hommes connus qu’il rêvait de devenir.
Les hommes d’affaire, venus accompagnés de leurs clients, le fascinaient. Souvent, il les surprenait à discuter de contrats qui se comptaient en millions.
Un beau jour, lors d’un repas bien arrosé, un des hommes les plus riches de la ville demanda à se faire raccompagner car dans un coup de colère il avait licencié son chauffeur pour ne pas l’avoir conduit à l’heure prévue au restaurent.
Et c’est ainsi que Martin se trouva au volant d’une superbe limousine avec à son bord un homme qui ne parlait qu’en millions.
Dix années s’étaient écoulées depuis que Martin avait quitté sa montagne, il avait su rencontrer les gents qui lui permirent de monter petit à petit sa propre affaire.
A présent il se promenait lui aussi dans une belle voiture et là, où quelques temps plus tôt, il servait les hommes en beaux habits, c’est lui qui maintenant retenait une table chaque jours pour y déguster des mets plus succulents les uns que les autres.
Il était enfin devenu un homme riche et respecté… mais pas aimé.
Souvent, le soir, après une journée de surmenage, comme il en passait de plus en plus, il retrouvait son bel appartement, au mobilier luxueux il refermait derrière lui sa porte blindée munie de trois verrous et il s’asseyait seul dans son grand canapé de cuir, un verre d’alcool à la main et se mettait à repenser à ses montagnes.
Ses nuits étaient mouvementées et dans son sommeil, il fuyait les acteurs de ses cauchemars qui tentaient de l’escroquer ou de le voler. Il était devenu quelqu’un mais il ne se sentait personne. Tout son univers se résumait à l’argent.
Le gentil Martin que tout le monde appréciait était devenu un monsieur aigris et triste.
Un beau matin, il reçu une lettre de son oncle qui lui demandait de ces nouvelles. Alors au lieu d’y répondre, il décida d’aller lui rendre visite.
Quand il arriva au village, on lui apprit que deux jours au paravent, son oncle avait repris le chemin des alpages et qu’il ne redescendrait pas avant un mois.
Martin se dit alors qu’il ne pouvait pas laisser ses affaires seules aussi longtemps et il décida, au lieu de l’attendre, de partir à sa recherche. Mais comment le retrouver dans ces montagnes qu’il avait oubliées, vers quels alpages était-il parti ? Aucun berger n’était plus au village car tous avaient emmené paître leur troupeau. A qui demander ?
Il décida de se rendre à l’auberge afin d’y trouver quelqu’un pour le guider. Mais en ces périodes estivales plus aucun guide n’était dans la vallée, tous avaient un ou plusieurs touristes en charge et ils étaient éparpillés au fils de sommets à gravir.
C’est alors que la fille de l’aubergiste vint le trouver.
« Bonjour » lui dit-elle », tu es Martin, le neveu d’Emilien » ?
« Mais tu es… Céline » ! Martin avait prononcé son prénom comme s’il venait de dévoiler à tous, un terrible secret. Là, devant lui, se tenait bien Céline, la fille qu’il avait admirée pendant des années et à qui il n’avait jamais osé parler.
« J’ai entendu que tu cherchais quelqu’un qui pourrait te conduire dans la montagne pour y retrouver ton oncle ? Si tu veux, je t’y emmène ! »
Martin balbutia qu’il était d’accord et ils décidèrent de partir dès le lendemain matin.
Cette nuit, Martin eu du mal à trouver le sommeil, mais pour une toute autre raison que ses affaires laissée en ville.
A l’aube, Céline vint frapper à la porte de sa chambre. Ça faisait des années qu’il ne s’était pas levé si tôt. Mais il était prêt et son cœur battait comme la grosse caisse d’une fanfare à l’idée qu’il passerait plusieurs jours auprès d’elle.
Il ouvrit la porte et tout naturellement, Céline l’embrassa sur la joue pour lui souhaiter le bonjour. Il en rougit.
Ils descendirent à l’auberge pour prendre le petit déjeuner et ensuite ils se mirent en route.
Martin était comme un enfant en redécouvrant ses montagnes, il ne songeait même plus à la ville. Et tout deux se racontèrent en chemin ce qu’ils avaient fait ces dernières années. Ils arrivèrent sur un sommet car de là, ils pouvaient voir les bergers sur les flancs de coteau et leur demander où se trouvait Emilien. Et c’est ainsi que le message passa de berger en berger et que sa réponse revint de la même façon.
Emilien était à un jour d’eux et le lendemain soir ils l’auraient rejoint.
Alors ils décidèrent de rester là pour la nuit.
Alors que le soir tombait et que le calme du jour cédait la place au calme de la nuit, Céline assise dans l’herbe à côté de Martin lui demanda de l’emmener un jour avec lui pour qu’elle découvre la ville. Martin ne dit rien et se leva. Il s’éloigna sans un mot et revint quelques minutes plus tard. Toujours sans un mot il s’assit tout près de Céline et lui offrit l’edelweiss qu’il venait de lui cueillir. Il la regarda au fond des yeux et lui dit : « laisse la vile et les pauvres gents qui y vivent. Tu as là dans la main plus de richesse que la ville ne pourrait t’offrir. J’ai abandonné ces trésors pour courir la chimère mais je sais maintenant où se trouvent mes rêves. » À la lueur des étoiles, on pouvait voir briller les yeux de Céline et timidement elle s’approcha de Martin et l’embrassa.
A l’heure qu’il est, Emilien les attend toujours, mais il sait, qu’à son retour dans la vallée, tout le village viendra lui annoncer que son neveu a retrouvé la raison et qu’il est de retour au pays.
Stéphane Borrell.