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 Celui qui ne dort jamais - Christian Bobin

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AuteurMessage
Michel L
Invité




Celui qui ne dort jamais  -  Christian Bobin Empty
MessageSujet: Celui qui ne dort jamais - Christian Bobin   Celui qui ne dort jamais  -  Christian Bobin EmptyJeu 21 Sep - 11:33

Celui qui ne dort jamais – Christian Bobin



C’est le genre d’homme qui peut tout faire, n’étant personne.
C’est le genre d’homme qui a tout fait, des études, des travaux, des coups.
Maintenant il dirige une usine. Mais diriger n’est pas le mot.
Les milieux d’affaires sont comme tous les autres.
C’est partout la même loi élémentaire, triviale.
Partout la soif de gouverner, le goût d’anéantir.
Il connaît cette loi, sans s’y soumettre. Il est comme un aimant qui attire à lui la limaille des intérêts, des bassesses nécessaires à chacun pour son emploi.
Il voit, il passe.
Il n’est jamais corrompu par ce qui l’approche. C’est l’orgueil qui le mène. Un orgueil incommensurable, par lui seul défini. L’orgueil de ne jamais manquer à l’élégance de vivre, l’orgueil d’échapper à ce qui est.
Il va dans le monde comme un géomètre. D’instinct il calcule les distances. D’emblée il connaît le centre et la périphérie.
Arrive t-il quelque part, il entend déjà les paroles qui seront prononcées.
Ce qui se passera, il le voit, et aussi ce qui ne se passera pas. Il va partout. Il côtoie des notables, des hommes lourds, puissants. Il est admis à leur table, reçu dans leur parole.
Il S’approche de ces gens au plus près, comme on se penche sur le vide, dans le risque de s’y perdre. Il passe là au plus près de la mort de son âme, de la fin d’une enfance. Il échappe au dernier instant, dans un fou rire, dans l’insolence. Il redevient à l’ultime seconde ce qu’il n’a pas cessé d’être : l’enfant insupportable, curieux de tout. Le renard insoucieux du gibier.
Il fait demi tour. Dans le rire il s’éloigne. Il y a si peu de vrais évènements dans une vie. Il y a si peu de réel dans la vie.
Le monde est trop étroit pour son ambition et Dieu n’existe pas : alors que faire du temps qui reste, de tout le temps ?
Aujourd’hui il y a cette usine, demain autre chose. Il offre à qui sait voir une vision irremplaçable du monde des affaires : un canton, une terre basse, une terre sans ciel, sans espérance. On fabrique du plastique, de l’acier, du carton. On invente des déchets. C’est çà l’industrie régnante, la grande aventure de l’industrie : c’est de ne plus savoir ce qu’on fait et que cela ne mérite pas le temps de le faire, et c’est persuader les autres qu’il faut le faire encore plus, huit heures par jour, huit siècles par heure.
Le monde industriel c’est le monde tout entier, une fable noire pour enfants, une mauvaise insomnie dans le jour.
La présence de l’argent y est considérable, autant que celle de Dieu dans les sociétés primitives. Elle irradie de la même façon. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages. Ceux qui commandent la servent. Ils dépensent leur temps sans compter. Ils croient travailler quand ils ne font que jouir. Ils croient jouir quand ils ne font qu’obéir à leur rang. Ils sont fiers de cette servitude.
Ils imaginent que, sans eux, il n’y aurait plus de richesse, plus de pain ni de sens, plus aucune merveille sur terre.
Dans un sens ils ont raison. Dans un sens ils sont nécessaires à l’état des choses. Ils sont là, préposés à l’argent, comme des esclaves d’un nouveau genre, des esclaves millionnaires. Ils ordonnent, ils décident, ils tranchent.
Ils parlent beaucoup. La parole est leur matière première. Ils parlent beaucoup, mais ce n’est jamais une parole personnelle. Ils parlent suivant ce qu’ils font, suivant une idée générale de ce qu’il y a à faire dans la vie, une idée apprise.
Ce sont les hommes du sérieux, les hommes sans ombre.
L’éclat de l’argent égalise leurs traits.
On dirait le même homme à chaque fois, la même absence hautaine, la même ruine de toute aventure personnelle , singulière.
On les trouve par milliers dans les bureaux, les aéroports et les restaurants chics.
Lui, il traverse tout ça avec aisance. Il n’est pas d’ici. Il n’est de nulle part. Il réussit où il est mais c’est sans importance. Il réussit parce que c’est sans importance.
Il aurait pu réussir aussi bien dans la délinquance que dans l’industrie.
C’est au bout du compte le même triomphe, les mêmes obstacles levés devant les autres et devant soi.
On regarde ce qui l’entoure. On regarde ce qu’il traverse et qu’il éclaire dans son passage.
Par les livres on apprend l’éternel, l’immuable. Mais le monde ne peut être connu que par cette façon-là d’y séjourner en le fuyant, que par cette intelligence-là, concrète, immergée dans ce qu’elle saisit, comme de l’eau avec de l’eau.
A le voir on apprend tout de lui, mais on ne sait rien de ce qu’on apprend.
Il est mobile, souple. Il est doué de la suprême intelligence, celle de l’instinct.
Il ne craint rien pour lui, sinon la solitude. Plus d’un jour de solitude et il s’éteint comme une lampe sans huile.
Il vit de ce qu’il reçoit du monde, de ce qu’il en prend. Il s’en nourrit physiquement et mentalement. C’est le seul vrai besoin qui ordonne tout le reste.
De votre point de vue à vous, qui avez besoin de solitude pour écrire, mais aussi pour ne pas écrire comme pour tout, cette nécessité est chez lui comme un point aveugle : elle lui permet de voir le monde dans la clarté, mais lui interdit toute autre lumière.
Bien sûr, il nie qu’il y ait autre chose dans le monde que ce jeu auquel il aime tant jouer, pour en rafler la mise. Il parle, il étonne, il conquiert.
Il aime l’amitié des autres hommes, mais il n’a affaire, dans sa connaissance de lui-même, qu’avec les femmes. La séduction est chez lui comme un art très ancien, une finesse brute. Séduire comme il fait, c’est tuer sans blesser.
Il parle d’une parole argentée, luisante et vive. On écoute cette parole brillante, on regarde cet esprit volatile. Ses paroles sont à son image. Elles échappent dans le paradoxe.
Elles se détruisent elles-mêmes, minées par un rire silencieux.
Il fait métier de ne croire à rien. Celui qui commande aux autres se met en position de Dieu. Celui qui commande et rit de ses commandements se met en position de diable.
C’est un diable sans noirceur, un diable enfantin. Il agit suivant nulle idée. Il agit selon une idée très fuyante de lui-même, suivant une idée qui lui impose de ne jamais goûter au repos, sinon dans le mouvement.
Il en est de lui comme de tous les hommes qui adorent la force lumineuse de la volonté : on pourrait croire qu’il ne dort jamais. Rien ne le ralentit, aucun sommeil ne l’encombre.
On se dit en le voyant que, même endormi, il demeure attentif, aux aguets sous les feuilles mortes du sommeil.
Les mauvais soirs il raisonne. Il cède à la fatigue, au cynisme. C’est sa part de bêtise.
Elle est sans doute inévitable. Il retrouve son intelligence avec le mouvement. Il restaure sa pensée par l’action.
Il est dans la force de son âge. Il sera dans tout âge ainsi, dans la force du vide.
Ce n’est pas ce qu’on appelle un personnage : il ne tient pas de rôle, ne tenant pas en place.
Il fait de sa vie une œuvre éphémère, sans archives et sans restes. C’est une vie en voie de disparition, en cours d’effacement.
C’est un homme sans visage. Un modèle plus rapide que le peintre, que le pinceau sur la toile.



(extrait de « La part manquante »)
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